Par Maëlenn Corfmat, étudiante au doctorat en cotutelle aux facultés de droit de l’Université de Montréal et de l’Université Paris V ainsi que chercheuse étudiante au regroupement JusticIA de l’Université de Montréal, à la Chaire de recherche du Canada sur la culture collaborative en droit et politiques de santé, au Hub santé – politique, organisations et droit et à l’Institut Droit et Santé.
Pourrait-on nier que les technologies du numérique sont d’un soutien majeur pendant cette crise sanitaire mondiale sans précédent? C’est en tous cas ce que soulignait par exemple le Secrétaire d’État au numérique français pendant un débat récent à l’Assemblée nationale, parlant du numérique comme la « colonne de notre société ». Déjà une priorité tant pour la France que pour le Québec, l’intérêt de recourir à ces technologies s’est presque imposé pendant la crise, convaincant davantage encore certains sceptiques, créant du lien là où il n’y en avait parfois plus : garder contact avec sa grand-mère isolée, zoomer son amoureux confiné dans un autre pays, continuer à faire tourner les entreprises de chez soi, être suivi en téléconsultation par un médecin, favoriser la recherche pour un vaccin et, maintenant, surveiller les phases de déconfinement.
Ces outils numériques font, pour beaucoup, partie des technologies dites « innovantes » en santé. En reprenant en partie la définition de l’OCDE, on peut parler des « produits et procédés technologiquement nouveaux ou améliorés ». Ils ajoutent de la valeur à la pratique courante « sur le plan de la qualité et de la sécurité des soins, des coûts, de l’expérience des patients ou des résultats pour les patients ». Des critères ont été précisément établis par divers organismes selon qu’ils œuvrent pour les identifier, les évaluer ou les favoriser (voir par exemple l’INESSS, l’OCDE, l’OMS).
Les services numériques « doivent être utilisés » martèle-t-on de toutes parts. Si ces technologies permettent à la fois de contribuer à l’amélioration de nos systèmes de santé, et d’aider à faire face à la crise de la Covid, les gouvernements québécois et français auraient-il l’obligation de privilégier ou de favoriser le recours à ces moyens, particulièrement en temps de crise?
« Comme dans le droit des technologies, le droit de la santé gère la complexité qui lui est propre en utilisant différents ‘étages’ normatifs. » Ainsi en santé, une telle obligation pourrait d’abord se déduire d’un texte formellement plus « mou » parmi la multitude d’instruments qui régulent les problématiques de santé.
Des engagements et des recommandations de soft law
Au niveau international, l’Organisation Mondiale de la Santé a fait de l’accès universel à toutes les technologies de santé nécessaires à la riposte contre la pandémie de COVID-19 une « priorité mondiale ».
L’Assemblée mondiale de la Santé […] demande l’accès universel, rapide et équitable et la juste distribution […] de toutes les technologies de santé essentiels de qualité, sûrs, efficaces et abordables, y compris leurs éléments constitutifs et leurs précurseurs.
WHA73.1, 19 mai 2020
Au surplus, elle invitait à recourir aux technologies dans cette « Riposte à la COVID-19 » du 19 mai 2020 :
L’Assemblée mondiale de la Santé appelle […] les États Membres, dans le contexte de la pandémie […] à tirer parti des technologies numériques pour la riposte, y compris face à ses conséquences socioéconomiques, en accordant une attention particulière à la réduction de la fracture numérique.
WHA73.1, 19 mai 2020
De même, le règlement sanitaire international de 2005 (quoique contraignant !) encourage les États à faciliter le transfert de technologies pour la production de vaccins.
Des mesures non contraignantes ou non directement applicables au Québec certes, mais des mesures qui pourraient influencer la France et le Canada dans leur suivi, d’autant que celui-ci ne fut pas le dernier à suivre à la lettre, et parfois pas plus que la lettre, certaines recommandations de l’OMS pendant la crise. Les compendium de l’OMS présentent aussi « un aperçu de technologies de santé qui pourraient avoir le potentiel d’améliorer les résultats pour la santé […] ou d’offrir une solution à un besoin de technologie sanitaire non satisfait » (en anglais dans le texte), afin de guider les États dans la mise en œuvre de la riposte technologique.
Aux niveaux national et provincial, tant la France que le Québec ont réitéré des engagements gouvernementaux sur le recours aux technologies. Dans la stratégie nationale Ma Santé 2022, le gouvernement s’était clairement engagé à « garantir l’accès des patients aux traitements les plus innovants (médicaments, dispositifs médicaux, biotechnologies) » et à « développer l’usage des technologies en matière de prévention et de suivi des pathologies chroniques ». On imagine aisément que la prévention d’une pandémie, ou d’une deuxième vague, en ferait partie. Le gouvernement québécois a également reconnu l’importance de s’engager à recourir au maximum à ces nouvelles technologies qui ont le potentiel d’améliorer la gestion de la santé publique. Il a notamment lancé la Stratégie de transformation numérique gouvernementale.
Mais retrouve-t-on alors, de part et d’autre de l’Atlantique, une obligation formelle qui les précise afin de mettre en œuvre le recours privilégié à ces technologies?
Recours aux technologies innovantes : aucune obligation expresse
Il n’a pas encore été décidé, comme l’avaient par exemple discuté les Professeurs Gautrais et Régis, d’instaurer une disposition similaire à celle du nouveau code de procédure civile québécois. Celui-ci prévoit depuis 2014 qu’« il y a lieu de privilégier l’utilisation de tout moyen technologique approprié ». Une telle obligation pourrait peut-être, par contre, se déduire d’autres dispositions juridiques.
Recours aux technologies innovantes : une obligation à tirer de certains droits consacrés?
Par le droit, on est venu, pendant la crise, faciliter le recours aux technologies innovantes. L’accès à des services de télémédecine pour le patient constitue une illustration parlante de la faveur envers un moyen technologique innovant pendant la pandémie : il permet d’avoir accès à une prestation de santé, à la fois nécessaire au patient et dont il ne peut bénéficier autrement, en raison des restrictions posées pendant la crise sanitaire (cabinets médicaux fermés, cabinets réservés à certaines urgences, manque de personnel médical, etc.).
Or, de nouvelles possibilités ont été ouvertes aux usagers du système de santé, ainsi qu’aux professionnels, permettant un recours plus aisé, plus souple et mieux remboursé, à la télémédecine : les conditions restrictives de remboursement des actes de télémédecine ont été assouplies tant avec la RAMQ qu’avec la CNAM, les actes concernés élargis en France, les problématiques de sécurité tout à coup résolues au Québec…
Considérant la consécration constitutionnelle en France et la reconnaissance particulière au Québec du droit « à la protection de la santé », ainsi que les aménagements législatifs précités, le droit d’accès à des soins de santé par la télémédecine impliquerait en principe de pouvoir les garantir pendant leur période d’application. On pourrait imaginer ainsi en tirer de nouvelles obligations concomitantes à la charge du gouvernement.
Il reviendrait alors au juge de déterminer si en serait déduite l’obligation, à la charge de l’État, de garantir l’accès à tout moyen technologique pour le patient, en temps de pandémie. Et cela, considérant que les autres moyens pour garantir cette prestation sont exclus. Plaintes, offuscations et questionnements sont bien des réactions à la gestion gouvernementale : pourquoi pas celle-ci?
Recours aux technologies innovantes : d’autres obligations à la charge du gouvernement?
Davantage de pouvoirs et de droits ont été accordés au gouvernement en matière de technologie innovante et tous ont été justifiés par la situation exceptionnelle. Les exemples suivants sont éloquents : création d’un système d’information traitant de nombreuses données personnelles pour lutter contre l’épidémie de covid-19 en France, mise en place d’une application de notification d’exposition en France et réflexions sur une telle instauration au Québec.
En contrepartie, le respect corrélatif des droits et libertés fondamentales tels que consacrés dans chacun des ordres juridiques, comme la liberté de circulation ou le droit à la vie privée, s’impose aux pouvoirs publics dans l’application de ces dispositifs. Cependant, des limitations nécessaires et proportionnées peuvent être admises dans certaines circonstances, en particulier justifiées par l’état d’urgence. Ainsi, on peut certainement parler de contraintes qui s’imposent à nos dirigeants dans nos États de droit. En déduire des obligations particulières à la charge du gouvernement semble, par contre, bien moins certain…
Recours aux technologies innovantes : limites à la formalisation de telles obligations
Les gouvernements semblent déjà recourir un maximum aux nouvelles technologies dans cette crise, réalisant là davantage encore leur importance. Il me semble ainsi finalement compréhensible de constater l’absence d’un tel engagement contraignant. Imposer le recours à tout moyen technologique innovant n’aurait-il pas, par exemple, conduit le gouvernement français à mettre en marche l’application « Stopcovid » de façon beaucoup plus rapide, niant par-là certaines conditions essentielles pour la protection des individus, évitant un débat parlementaire ou sous-estimant l’échange d’informations maximal sur un sujet si brûlant auprès de la population? Contraint par une telle obligation, le gouvernement québécois aurait-il demandé, avant-hier, la consultation de la population sur ce même type d’application ? Tout dépend certainement de la définition retenue du caractère « innovant » de la technologie…
This content has been updated on 10 February 2022 at 16 h 09 min.
Comments
3 commentaires pour “Des obligations sur le recours aux technologies innovantes à la charge du gouvernement en temps de pandémie?”