Le recours aux données de géolocalisation en temps de pandémie : problème ou solution?

Cassandra Larocque-Rigney, auxiliaire de recherche au Laboratoire de cyberjustice, a signé le 9 avril un billet de blogue sur le site du Laboratoire de cyberjustice.

En raison de son intérêt au regard des travaux de JusticIA, nous le reproduisons ici :

La course contre la COVID-19 se déroulant présentement est au cœur des préoccupations gouvernementales partout à travers le monde. Confiner ou ne pas confiner : telle n’est pas la seule question. En effet, plusieurs États vont plus loin dans leurs tentatives de freiner la propagation du virus en utilisant notamment les données de géolocalisation des téléphones cellulaires.

Cette utilisation varie cependant. Israël les emploie pour retracer les personnes avec qui un citoyen étant atteint du virus a été en contact et leur envoyer un message texte leur ordonnant de se mettre en quarantaine. La Corée du Sud en fait une utilisation similaire, en les couplant aux images des caméras de surveillance et aux relevés de cartes bancaires. La Chine a opté pour une tout autre approche : celle-ci a mis en place une application accordant un code de couleur – vert, jaune ou rouge – selon le risque de contagion de la personne. Ce code de couleur détermine ensuite si la personne doit être mise en quarantaine ou si elle peut avoir accès aux endroits publics. La méthode derrière l’attribution du code de couleur n’a pas été dévoilée. De plus, en s’inscrivant sur cette application, la localisation de la personne serait envoyée aux services de police.  Taïwan utilise plutôt les données de géolocalisation pour surveiller ceux devant être en quarantaine en envoyant une alerte aux services de police lorsque ces personnes s’éloignent de leur maison ou éteignent leur téléphone cellulaire.

L’Union européenne n’est pas immune à ce type de mesures. En effet, des entreprises de télécommunications partagent leurs données avec les autorités sanitaires de l’Italie, l’Allemagne et l’Autriche pour aider à lutter contre le virus en identifiant les concentrations et mouvements de leurs clients dans les zones les plus à risque. Ces données sont anonymisées et agrégées afin de respecter la réglementation sur la protection des données en Europe.

À cet effet, le Comité européen sur la protection des données a publié une déclaration sur le traitement des données personnelles dans le cadre de la pandémie actuelle. Le Comité rappelle d’abord qu’il est dans l’intérêt de l’humanité de freiner la propagation du virus, mais précise que cela doit se faire tout en gardant en tête la protection des renseignements personnels. Les autorités publiques devraient donc d’abord traiter les données de façon anonyme. Cependant, lorsque ce n’est pas possible d’utiliser que des données anonymes, la Directive sur la vie privée et les communications électroniques permet aux États membres d’introduire des mesures législatives prévoyant le traitement de données non-anonymisées dans un objectif de sécurité publique dans la mesure où c’est nécessaire, approprié et proportionné au sein d’une société démocratique. Suivant le principe de proportionnalité, la solution la moins intrusive devrait toujours être préférée, en prenant en compte l’objectif spécifique à atteindre. Ainsi, le Comité admet que le suivi d’individus à l’aide des données de géolocalisation pourrait être considéré comme proportionnel dans des circonstances exceptionnelles et selon les modalités du traitement. Évidemment, les principes guidant la protection des données personnelles s’appliquant toujours, les mesures doivent être proportionnelles en matière de durée et d’étendue, en plus de devoir limiter la rétention des données.

Quid du Canada ?

Pour l’instant, un mécanisme généralisé de surveillance utilisant des données de géolocalisation ne serait pas en place au Canada. Cependant, la Sûreté du Québec a affirmé qu’elle aurait recours à ces données pour retracer des personnes infectées posant un risque immédiat pour la population qui n’ont pu être retrouvées par d’autres moyens. Par le biais d’une demande aux fournisseurs de téléphonie, la Sûreté du Québec aurait accès seulement à la position actuelle du téléphone de ces personnes. Ces données ne seraient pas conservées.

Tout comme en Europe, les lois sur la protection des renseignements personnels sont toujours en vigueur en situation de crise sanitaire. Toutefois, tel que le rappelle la Commissariat à la protection de la vie privée du Canada,  lorsqu’un palier de gouvernement déclare une situation d’urgence publique, « les pouvoirs de collecte, d’utilisation et de communication de renseignements personnels pourraient être élargis davantage pour devenir très vastes. » C’est notamment le cas au Québec, où l’état d’urgence sanitaire a été déclaré le 13 mars dernier. En vertu de la Loi sur la santé publique, cela permet au gouvernement de collecter et de communiquer des renseignements personnels requis pour protéger la santé de la population. De plus, c’est en vertu de l’article 108 cette même loi que les services de police, dont la Sûreté du Québec, peuvent recourir aux données de géolocalisation pour identifier l’emplacement d’une personne infectée posant un risque immédiat pour la population.

Évidemment, la mise en place de mesures de surveillance telles que le recours aux données de géolocalisation soulève d’importants enjeux de vie privée. Dans la société démocratique dans laquelle nous vivons, il faut concilier vie privée et santé publique en s’assurant que les mesures mises en place soient proportionnelles. Le contexte actuel en est un exceptionnel ; on doit accepter des mesures imposant des limites aux droits fondamentaux qui seraient normalement impensables. Cependant, ces limites se doivent d’être temporaires et servir uniquement un objectif d’intérêt public. Elles ne doivent pas constituer une ouverture à des atteintes répétées à la vie privée. Il est ainsi essentiel que si le gouvernement décide de faire recours aux données de géolocalisation, ces données soient protégées adéquatement et soient détruites à la fin de cette situation.

Big Brother n’est donc pas à nos portes. Du moins, pas encore. Les mesures en place dans certains pays nous semblent si dystopiques qu’il serait impensable qu’on les applique ici aussi.

Cependant, des chercheurs québécois proposent une application qui géolocaliserait en temps réel les déplacements d’une personne afin d’évaluer sa probabilité d’avoir contracté le virus en fonction des endroits visités et des rencontres effectuées.  Selon Yoshua Bengio, le spécialiste de l’apprentissage profond derrière cette initiative, le développement de l’application va bon train et celle-ci pourrait être mise en ligne d’ici quelques semaines.

S’il nous faut saluer cet extraordinaire effort de collaboration au sein de la communauté scientifique, il est tout aussi essentiel de se questionner sur la proportionnalité et sur le caractère raisonnable d’une telle application, rappelant d’ailleurs beaucoup celle utilisée par le gouvernement chinois. Souhaitons-nous faire de la vie privée une autre victime de la COVID-19?

Ce contenu a été mis à jour le 10 avril 2020 à 13 h 04 min.

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